Salvador Allende

Franc–maçonnerie et socialisme
Traduction française par Marie-Anne Peric

 

Dans cette planche prononcée à la Grande Loge de Colombie de Bogota le 28 août 1971, le président en exercice du Chili proclame son adhésion profonde et constante aux idéaux maçonniques qui l’ont guidé dans son action politique. Le projet et le programme de l’Unidad Popular, mouvement qui a porté Allende à la présidence du Chili, apparaissent clairement comme la reviviscence historique et politique d’un front populaire chilien à la tête duquel se trouvait, dans les années 1930, le frère Pedro Aguirre Zerda, radical de droite et leader d’une formation qui s’étendait des marxistes aux radicaux et aux démocrates. Il semble évident et non fortuit qu’il y ait eu un rapport entre le front populaire de Zerda et la liste qui porta le frère Ernesto Nathan à devenir maire de Rome. Il s’agit donc d’un document d’un grand intérêt, dans lequel Allende se montre conscient des difficultés qu’Unidad Popular allait rencontrer. Pourtant, il semble sous-évaluer risques et périls, et l’on en trouve la preuve dans son affirmation sereine et peut-être naïve: «il est rare aujourd’hui que l’on craigne la présence d’un franc-maçon ou d’un socialiste à la présidence du Chili». L’histoire nous a montré combien on craignait la présence d’un socialiste.

 

Sérénissime Grand Maître de la Grande loge de Colombie, très chers frères du Suprême Conseil, hauts dignitaires de l’Ordre, mes très chers frères: regardant en arrière, le début de ma vie, je me souviens qu’il ne me fut pas facile de devenir membre de la Grande Loge du Chili, parce que j’avais été un étudiant rebelle. Et si j’ai persévéré à frapper à la porte de la respectable Loge Progreso n° 4 de Valparaiso, c’est par profonde conviction, imprégné des principes maçonniques inculqués à notre famille par mon père, notre cher Frère Ramon Allende Padilla Huelvo, qui fut Sérénissime grand Maître de la Grande Loge du Chili et fondateur de la loge qui m’ouvrit ses portes à Valparaiso, la seconde loge du pays.
J’étais pleinement conscient que l’Ordre n’est ni une secte, ni un parti, et qu’en dégrossissant la pierre brute on se prépare à agir dans le monde profane. Je savais que les Francs-maçons se devaient d’agir dans le monde profane en se fondant sur les principes permanents de la Franc-maçonnerie. C’est pour cette raison, et non en manière de remerciement (étant donné que ce terme est impropre entre Frères) mais plutôt pour témoigner sur le contenu généreux des paroles du souverain Grand Commandeur et du Sérénissime Grand maître que je voudrais évoquer la nuit de mon initiation, lorsque, écoutant le Rituel pour la première fois, j’entendis que «les hommes sans principe et sans idées fermes sont comme les bateaux dont le timon est rompu, ils se brisent contre les écueils».
J’appris également que dans notre ordre, la hiérarchie ne se fondait pas sur des distinctions sociales ou économiques. Ainsi, dès le premier instant, ma conviction se fit plus forte que les principes de l’Ordre, projetés dans le monde profane, pouvaient et devaient contribuer au grand processus de renouveau que tous les peuples du monde cherchent à mettre en œuvre, et particulièrement les peuples de ce continent, dont la dépendance politique et économique accentue leur tragédie de pays en voie de développement.
La tolérance, j’en suis sûr, est une des vertus les plus profondes et solides; durant mes 33 ans de vie maçonnique, j’ai toujours insisté, dans les planches que j’ai présentées aux diverses loges de mon pays, sur la certitude de pouvoir vivre harmonieusement dans le Temples avec mes Frères, même si pour beaucoup il était difficile d’imaginer que cela fût possible pour un homme qui, dans la vie profane, se proclamait ouvertement marxiste. Cette réalité était comprise dans les loges, mais elle ne l’était pas dans mon propre parti. 
Lors des congrès de ce parti, pourtant fondé par un Ex Sérénissime Grand Maître de l’Ordre Maçonnique du Chili, Eugenio Matto Hurtado, on discuta plus d’une fois de l’incompatibilité entre Socialisme et Maçonnerie. J’ai soutenu mon droit à faire partie des deux en même temps. J’ai dit alors qu’en cas d’incompatibilité, c’est le parti que j’abandonnerais, sans cesser pour autant de rester fidèle aux idéaux et aux principes socialistes. Mais en même temps, j’affirmais en Loge que le jour où l’Ordre proclamerait l’incompatibilité entre mes idéaux et convictions marxistes et mon appartenance maçonnique, j’abandonnerais une Loge où l’on aurait cessé de pratiquer la vertu de tolérance. J’ai donc pu vivre cette double réalité, maçon et marxiste, et je crois pouvoir affirmer aux Frères de la Grande Loge de Colombie que je vis dans la loyauté au regard des principes de l’Ordre, tant à l’intérieur de l’Ordre que dans le monde profane.
Au cours de toutes ces années durant lesquelles, étudiant, j’ai connu la prison, l’expulsion de l’Université, et la relégation (
pratique des dictateurs chiliens qui consistait à déporter les opposants dans des régions isolées du pays, comme durant la période fasciste italienne, ndlr) jusqu'à aujourd’hui, j’ai toujours été conséquent avec mes convictions. J’ai soutenu des combats dans un monde politique agité, dans un pays qui avait atteint un haut niveau de culture politique, parfois sans moyens, mais toujours certain d’arriver un jour à la Présidence du Chili. Je voulais ouvrir un sillon, semer une graine, l’arroser de l’exemple d’une vie d’efforts, afin qu’un jour elle donne un fruit; non pas pour moi, mais pour mon peuple, pour ma Patrie, qui méritait une vie différente. Certes, le Chili, comme je l’ai dit, a atteint un développement politique supérieur à celui des autres pays de ce continent, et la démocratie bourgeoise y a permis le développement de toutes les idées, mais on le doit à la lutte des masses populaires pour le respect des droits de l’homme, et aux conquêtes obtenues par le peuple au cours d’héroïques batailles pour la dignité et pour le pain.
Bien que le Chili ait pu devenir un pays politiquement indépendant, il ne l’est pas du point de vue économique. Et nous croyons que l’indépendance économique est nécessaire pour que notre pays soit authentiquement libre politiquement. Nous pensons qu’il est fondamental d’atteindre cet objectif en tant que Peuple, que Nation, que Pays. De même il est fondamental que l’homme de mon pays cesse d’avoir la peur de vivre, rompe avec la soumission, obtienne le droit au travail, à l’éducation, au logement, à la santé et aux loisirs. Nous pensons que l’homme du Chili doit pouvoir vivre le contenu de ces paroles si pleines de sens, qui constituent le triple socle de la Maçonnerie:
FRATERNITE, EGALITE, LIBERTE. Nous avons soutenu qu’il ne peut y avoir d’égalité lorsque peu de gens possèdent tout tandis que beaucoup n’ont rien. Nous pensons que la fraternité ne peut pas exister lorsque l’exploitation de l’homme par l’homme est la caractéristique d’un régime ou d’un système. Et la liberté abstraite doit céder le pas à la liberté concrète. C’est pour tout cela que nous avons lutté.
Nous savons que la tâche sera rude, et nous sommes pleinement conscients que chaque pays a sa réalité, ses méthodes, son histoire, sa manière de penser particulières. Et c’est pourquoi nous respectons les caractéristiques qui donnent un profil particulier à chaque nation du monde, surtout sur ce continent. Mais nous savons aussi en toute conscience que ces nations ne réussiront à émerger que si elles brisent leurs chaînes, grâce à l’effort solitaire de quelques hommes, nés en diverses terres sous des drapeaux différents, mais unis sous un seul drapeau idéal, pour rendre possible une Amérique indépendante et unie. L’histoire nous enseigne que quelques loges irrégulières, comme la Lautariane (
fondée par Simon Bolivar et d’autres frères étrangers au Chili, ndlr) furent la graine et le ciment des luttes pour l’indépendance. 
Simon BolivarEt ici, dans la Grande Loge de Colombie, je peux rappeler avec une profonde satisfaction que Bolivar, lorsqu’il apprit la défaite, écrivit à O’Higgins (
Franc-maçon libérateur du Chili, ndlr) «qu’il y voyait la preuve de sa ténacité» et ces paroles éveillèrent un écho chez le père de notre patrie, lui donnant la force de se reprendre et de passer dans la fraternelle terre argentine, où, avec San Martin (Franc-maçon, libérateur de l’Argentine, ndlr) il put commencer la bataille pour la libération du Chili. Il eut pour l’extrême sud de l’Amérique la même vision que Bolivar avait eue pour le reste du continent. Et le 20 août, il salua le navire appareillant en baie de Valparaiso pour entreprendre l’expédition qui devait libérer le Pérou avec ces paroles: «de ces quatre bouts de bois dépend le sort de l’Amérique». Ce furent des soldats du Chili et de l’Argentine qui contribuèrent à la libération du Pérou.
Dans le monde contemporain, plus que l’homme, ce sont les peuples qui doivent être, qui sont les acteurs fondamentaux de l’Histoire. C’est pour cela que j’ai fait en sorte que le peuple chilien prenne conscience de sa force et sache trouver son chemin. Ce furent les masses populaires chiliennes, paysans et ouvriers, étudiants, employés, techniciens, spécialistes, intellectuels et artistes, athées et croyants, maçons, chrétiens, laïcs. Ce furent des hommes regroupés au sein de partis centenaires comme le parti radical, ou sans appartenance politique, mais rassemblés sur un programme exaltant la volonté combative des masses chiliennes pour affronter le réformisme de la démocratie chrétienne et la candidature de Monsieur Jorge Alessandri, qui représentait le capitalisme traditionnel.
Le Chili a vécu la longue mais non stérile période des gouvernements capitalistes. Et si je dis non stérile, c’est effectivement parce que je soutiens que dans notre pays, la démocratie bourgeoise a fonctionné vraiment ainsi. Les institutions chiliennes sont plus que centenaires, et cette année, le Congrès de ma patrie, auquel j’appartiens depuis vingt sept ans, deux comme député et vingt cinq comme sénateur, fêtera ses 160 ans de travail quasi ininterrompu. Je dirais même de travail ininterrompu. Nous ne renions pas ce qui a été fait, mais nous soutenons que le chemin d’hier ne peut pas être celui de demain. Au vieux système politique on doit au moins d’avoir fait miroiter l’espérance, même démagogique, d’une révolution et d’une liberté taillées sur le modèle réformiste de la démocratie chrétienne. 
Et je ne nie pas que ce gouvernement, auquel succède désormais le gouvernement du peuple, n’ait pas accompli des pas en avant dans les domaines économique, social et politique. Mais il n’a pas éliminé les grands déficits qui caractérisent l’existence des peuples comme les nôtres : logement, travail, santé, éducation. Il n’existe aucun pays en voie de développement qui ait pu résoudre un seul de ces éléments essentiels, en particulier sur ce continent, où un vaste secteur humain a toujours été méconnu. Il s’agit des descendants des Atahualpa, ou des fils de Lautaro dans ma patrie, l’héroïque aruaco, le mapuche, l’indien ou le métis. Alors qu’ils ont donné la semence de notre race, ils ont été repoussés, infériorisés, et dans certains pays, niés dans leur existence.
C’est pourquoi notre lutte et notre détermination ont tendu à donner le pouvoir à un peuple qui désirait une profonde transformation dans les domaines économique, social et politique, et non la transmission du pouvoir d’un homme à un autre. Comme je l’ai déjà dit, Sérénissime Grand Maître, pour ouvrir le chemin vers son droit légitime au socialisme, le Chili a sa propre histoire, comme les autres peuples ont la leur avec ses caractéristiques particulières. Et la Colombie a, comme le Chili, sa propre vocation démocratique et libertaire.
En 1938 en effet, nous vivions une époque différente de celle de tous les peuples du continent, et de presque tous les peuples d’Europe et du monde: le Chili fut un des trois pays du monde à avoir un «Front Populaire». Et un franc-maçon radical, Maître et homme d’Etat, Pedro Aguirre Zerda, arriva au pouvoir grâce à l’entente entre le multiséculaire parti radical et les partis marxiste, communiste, socialiste et démocratique. Dans ma patrie, et hors de ma patrie, on combattait la possibilité d’une victoire du front Populaire en sonnant le tocsin. On parlait d’  «idiots utiles» en disant que les communistes et les socialistes se seraient servis des radicaux pour instaurer une dictature. 
Et Aguirre Zerda, radical de droite, devint grand avec l’exercice du pouvoir, parce qu’il consacra sa vie au contact avec le peuple dans une totale loyauté. Et lorsqu’un jour funeste des soldats qui ne respectaient pas l’objection de conscience reconnue par la Constitution se rebellèrent sous le prétexte futile que sur la façade du palais de la Moneda flottait un drapeau rouge alors qu’en réalité, c’était un drapeau d’un parti politique simplement appuyé au mur, ce fut le peuple qui entoura la caserne. Ce fut le peuple qui, sans un seul coup de fusil, les obligea à se rendre, sans qu’un coup soit tiré sur cette foule disposée à défendre un radical Franc-maçon, Maître et homme d’Etat.
Aux racines de l’évolution politique chilienne, on trouve des antécédents sans parallèles; il est donc difficile de comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans ma patrie: il est rare désormais qu’on craigne la présence d’un Franc-maçon ou d’un socialiste à la présidence du Chili. La vérité, Sérénissime Grand-Maître, c’est que personne, que ce soit dans ma patrie ou hors des frontières, ne peut soutenir qu’on l’a trompé: durant plus d’une année nous avons fait connaître le programme de Unidad Popular où se côtoient, comme je l’ai dit, laïcs, marxistes, chrétiens, écrivains, cultivateurs, mineurs des mines de cuivre. Tout ceux qui l’ont voulu ont pu savoir pour quoi nous luttions.
J’ai toujours soutenu que s’il était difficile de gagner les élections, il serait bien plus difficile encore de construire le socialisme. Et j’ai toujours dit aussi qu’il s’agissait là d’une tâche que ne pouvait conduire à son terme un homme ou une coalition de partis, mais seulement un peuple organisé, discipliné, conscient, responsable de sa grande tâche historique, et les faits ont confirmé cette assertion. Nous fûmes combattus comme en 1938. Et moi qui ai été plusieurs fois candidat, je sais à quelles méthodes on arrive à recourir pour combattre l’avancée des peuples. En 1969 fut suscitée une impressionnante croisade semant la panique de la persécution religieuse, la crainte de l’élimination des Forces Armées du Chili, et de la dissolution du corps des Carabiniers: arguments simplistes, mais capables, grâce à leur malveillance cachée, d’être assimilés et de nous aliéner les votes dont nous avions besoin.
J’ai toujours soutenu que chaque pays devait trouver sa voie en fonction de sa propre réalité. Mais j’ai toujours ajouté que d’un point de vue théorique, au moins pour moi, la guérilla, la rébellion armée, l’insurrection populaire armée ou les élections étaient autant de chemins que le peuple pouvait choisir en fonction de sa propre réalité. Je le dis sans circonlocutions. Il y a des pays où personne ne peut imaginer des élections, parce qu’il n’y existe pas de parlement, pas de partis, pas d’organisations syndicales.
Nous faisons donc notre chemin dans le cadre des lois de la démocratie bourgeoise, à la fois décidés à les respecter et à oeuvrer à leur transformation, pour rendre possible à l’homme du Chili une autre existence, pour que le Chili soit vraiment une patrie pour tous les chiliens. Nous avons proposé une révolution authentiquement chilienne, faite par les Chiliens pour le Chili. Nous n’exportons pas notre révolution pour une raison très simple: nous connaissons, au moins un peu, les caractéristiques de chaque pays. Pour que l’on puisse exporter la démocratie et la liberté, il faudrait des conditions qui n’existent pas dans l’immense majorité des pays d’Amérique latine. C’est pourquoi, mes Frères de la Grande Loge de Colombie, vous pouvez juger par vous même de la sincérité de notre position de non intervention. Et c’est là l’expression franche d’un Frère à ses Frères.
Notre bataille est dure et difficile parce qu’indiscutablement, pour élever les conditions de vie de notre peuple, nous devons effectuer de grandes transformations révolutionnaires qui frappent des intérêts extérieurs comme les capitaux étrangers et l’impérialisme, et des intérêts nationaux comme les monopoles et les banques. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons vaincre le sous-développement et l’ignorance, de même que la misère morale et physiologique, si nous n’utilisons pas les excédents de notre économie pour semer des écoles, des routes, des fermes cultivées avec des techniques modernes, pour jouir, dans notre propre patrie, des bénéfices qui nous appartiennent légitimement.
Prenons l’exemple du cuivre, typique du Chili: cette richesse, pour nous fondamentale, pilier de notre économie, représente 82% de nos exportations, et produit 24% des recettes fiscales. Le cuivre a toujours été géré par des mains non chiliennes. Les investissements initiaux des sociétés américaines du cuivre, il y a 50 ans, ne dépassaient pas 13 millions de dollars. Et au cours de ces années sont sortis du Chili 3.200 millions de dollars qui sont allés enrichir les grands empires industriels. Dans ces conditions, comment pouvons-nous progresser? Comment un peuple qui possède la plus grande réserve mondiale de cuivre, la plus grande mine du monde, Chuquicamata, ne peut-il contrôler les prix, le niveau de production, les marchés, alors qu’une augmentation d’un centième de dollar sur la livre de cuivre représenterait pour le Chili une entrée de 12 millions de dollars? Comment comprendre que cela, que nous appelons «le salaire du Chili», soit exclusivement géré par des mains étrangères?
Mes chers Frères, je déclare solennellement que dans cette décision qui est la nôtre de récupérer nos richesses fondamentales, il n’y a aucune volonté de discrimination, rien qui soit contre les peuples. Nous respectons les Etats-Unis comme nation. Nous connaissons leur histoire et nous comprenons parfaitement la phrase de Lincoln lorsqu’il disait, parlant de sa patrie: «cette nation est à demi libre et à demi esclave». Ces mêmes paroles, cette même phrase, nous pouvons les appliquer à notre peuple, apparemment libre, mais esclave de la réalité moderne. C’est pour cela que nous avons lutté et combattu.
J’ai donné l’exemple du cuivre, mais je pourrais parler du fer, de l’acier, du charbon, du soufre, et je pourrais aussi parler de la terre. Dans un pays qui peut nourrir 20 millions d’habitants ou peut-être davantage, on importe de la viande, du blé, du beurre, de l’huile pour une valeur de 180-200 millions de dollars. Si l’augmentation de la population continuait au taux de 2,9%, en 2000 le Chili devrait importer 1.000 millions de dollars de nourriture. En ce moment, la totalité des exportations chiliennes est de l’ordre de 1.200 millions de dollars par an, dont le cuivre représente 1.030 millions. Dans ces conditions, on ne peut échapper à la profonde nécessité d’une réforme agraire, qui fait partie du processus de développement économique du pays. Et il ne s’agit pas seulement d’un changement de propriété de la terre, mais de l’élévation du niveau intellectuel et moral des agriculteurs. Nous avons fait nôtre la phrase de Tupac-Amaru, le cacique du pérou, qui disait à ses indiens: «le patron ne mangera plus de ta faim». Nous avons voulu que l’agriculteur obtienne le droit de manger lui aussi ce que la terre produit. 
Et moi qui suis médecin et qui suis resté durant 5 ans président du Collège Médical du Chili, en même temps qu’un sénateur socialiste batailleur, moi qui connais la vie de cette association professionnelle, qui puis dire avec satisfaction à mes Frères que les médecins de mon pays m’estiment et m’ont toujours estimé, je dois signaler avec la douleur d’un Chilien ce qui arrive certainement aussi dans les autres pays: 600.000 enfants de ma patrie, une patrie, Sérénissime Grand Maître, qui a atteint le niveau politique dont je parlais plus haut, sont handicapés mentaux faute d’avoir reçu assez de protéines durant leurs six premiers mois de vie. Face à cette réalité, on ne peut rester conformiste. Face à ce tableau, je me dois de porter au monde profane les principes que l’on m’a enseignés et que j’ai appris de l’Ordre.
C’est pour cela que j’ai combattu, c’est pour cela que l’on me considère moins comme un vrai Président que comme le porte-voix du peuple, qui doit accomplir sans tergiverser le programme qu’il a présenté au peuple. J’ai pris cet engagement avec ma conscience, l’engagement d’un Maçon avec sa conscience de Maçon, avec l’histoire, avec ma patrie. Il y aura sans doute des représailles: il est difficile de frapper ces intérêts, et nous savons qu’ils se défendront, nous le voyons déjà. Mais jusques à quand les peuples supporteront-ils d’être dirigés et contrôlés à distance? Durant ces vingt dernières années, on a parlé de Fonds Monétaire International et de convertibilité en or des monnaies. Et du jour au lendemain, au gré du pays qui a l’hégémonie, on change les règles du jeu et on frappe nos faibles économies. Pendant quinze ans, vingt ans, nous avons vu qu’on a interdit l’entrée aux nations unies de la république populaire de Chine, un pays de 900 millions d’habitants.
Mais pour des raisons de politique intérieure, à la veille d’élections, on peut bien déclarer que l’on reconnaîtra la Chine, et le président des Etats-Unis peut bien se rendre en Chine pour s’entretenir avec Mao Tse Toung. Seulement, nous, nous ne pouvons pas le faire avant. Jusques à quand nous interdira-t-on de tracer notre propre chemin, de prendre en main les drapeaux libérateurs des partisans de l’indépendance de ce Continent pour les transformer en réalité, alors que c’est la tâche qu’ils nous assignent? Si c’est cela être révolutionnaire, je déclare que je le suis, et si c’est cela être Maçon, je déclare également que je le suis.
Et je peux dire à mes chers Frères de la Grande Loge de Colombie que dans ma partie, il n’y a pas un seul homme emprisonné (
pour délit d’opinion, ndlr) que dans ma patrie il n’y a pas un détenu politique, que dans ma patrie on respecte tous les droits. Cette nuit, j’ai eu le plaisir de gagner ce temple accompagné par l’Ambassadeur du Chili en Colombie, notre cher Frère Hernàn Gutiérrez. Avec nous se trouvait également le directeur général des carabiniers, le Général José Maria Sepùlveda, lui aussi notre Frère, et tous les deux savent parfaitement que ce que je vous dis là est vrai. Et s’il fallait absolument trouver un témoin, il se trouve ici présent un Frère qui a vu la lumière dans ce temple, parce qu’il est Colombien. C’est l’Ambassadeur de Colombie au Chili, qui n’a pas oublié qu’il était Maçon. J’ai eu la joie et la chance de lui serrer la main après le triomphe des urnes, dans un temple maçonnique, qu’il fréquentait tout en étant diplomate, comme le fait ici Gutiérrez dans une loge (colombienne, ndlr) pour remplir ses obligations maçonniques.
Pour ces raisons, je pense que, compte tenu du climat qui régnait avant et pendant les élections, nous aurons à affronter des faits beaucoup plus graves. Il existe des gouvernements qui trouvent légitime de défendre les intérêts d’un petit nombre de gens très puissants. Quant à moi, je me réserve le droit de défendre les intérêts de mon peuple et de ma patrie contre les intérêts de ce petit nombre. Si quelqu’un pense qu’en ce moment les menaces matérielles peuvent faire plier le peuple, il se trompe. Les Etats-Unis doivent tirer la leçon du Viêt-nam. 
La leçon du Viêt-Nam vaut pour tous les petits pays, car elle la leçon de l’héroïsme et de la dignité. Pendant qu’il y a des pays qui dépensent des centaines de millions de dollars par an sur un continent qui n’est pas le leur, pour empêcher un peuple de choisir son propre destin, l’Amérique latine doit rester les mains tendues, implorante, pour mendier de petits prêts, goulettes de lait des mamelles énormes du plus puissant pays capitaliste. De plus, durant les dix dernières années, en raison du principe d’amortissement du capital et des intérêts, il est sorti de ce pays bien plus de millions qu’il n’en est entré comme investissements en provenance de l’étranger. L’Amérique latine, continent pauvre, exporte du capital, contrairement au plus puissant pays du monde, le pays du capitalisme international.
Voilà donc notre lutte, c’est pour cela que j’utilise ce langage, qui est celui de la clarté, comme je me dois de l’utiliser en présence de mes Frères. C’est un affrontement qui n’aura pas le seul Chili pour champ, il se déchaîne dans toutes les parties du monde, l’heure est venue, les anciens systèmes craquent. Il est de notre devoir de garder les yeux ouverts, attentifs à ce qui arrivera demain, analysant nos capacités à trouver les lits qui permettront aux grands fleuves des masses de continuer leur chemin qui ne doit pas être celui de la violence inutile. Je l’ai dit dans mon pays, je le répète ici à vous, mes frères de Colombie : je ne suis pas une digue, je suis au contraire le lit dans lequel le peuple pourra avancer avec la certitude que ses droits seront respectés. On ne peut pas retenir les avalanches de l’histoire. Les lois répressives ne peuvent pas apaiser la faim des peuples. Elles pourront peut-être retarder le mouvement quelques années, une génération peut-être. Mais tôt ou tard, les digues rompront, la marée humaine se précipitera, cette fois avec violence, une violence juste, dirai-je, car la faim et la souffrance durent depuis des millénaires en tant de lieux, et depuis des siècles sur notre continent. 
Si de vieilles institutions comme l’Eglise voient se transformer les contenus de leur propre existence, si les évêques réunis à Medellin parlent un langage qui, il y a seulement dix ans, aurait été considéré comme révolutionnaire, c’est parce qu’ils ont compris qu’ils doivent récupérer le Verbe du Christ s’ils veulent se sauver en tant qu’institution. Car s’ils persistent dans leur compromission permanente avec les intérêt d’un petit nombre, personne ne croira plus demain à l’enseignement de celui qui fut le Maître de Galilée, et que je respecte en tant qu’homme.
C’est aussi pour cela que je pense, et que je rêve. Je rêve à la nuit de mon Initiation, lorsque j’entendis ces paroles: «les hommes sans principe et sans idées fermes sont comme les bateaux dont le timon est rompu, ils se brisent contre les écueils». Je voudrais dire à mes frères de Colombie que je ne lâcherai pas le timon que constituent mes principes maçonniques. Ils est difficile de faire une révolution sans coût social, et il est dur de s’affronter aux puissants intérêts internationaux et nationaux. L’unique chose que je désire, c’est que demain, une fois ma tâche accomplie, je puisse entrer (
la tête haute, ndlr) dans mon Temple, comme lorsque j’y suis entré en tant que nouveau président du Chili.

Version transcrite à partir de la bande magnétique enregistrée par le Grand secrétaire de la Grande Loge de Colombie

 


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